6. Le troupeau s’installe (suite)

Francoisbelpaire.com

Ce matin il pleuvait à boire debout. Il pleuvait des seaux, des cordes, des clous, des petits soldats comme on dit en flamand (« het regent soldaatjes« ) quand les gouttes rebondissent pour former une multitude de bonshommes-têtards dressés sur le pavé. Je me suis dit: ça y est, c’est le temps d’écrire une chronique. Vite, je lunche d’un vieux fromage de chèvre de Madame Diodati, pas mauvais non plus en attendant notre propre production, avec un petit verre de rouge. Aussitôt que je me mets à mon Mac, voilà le soleil qui réapparaît. Tant pis, c’est parti.

Donc, j’ai élaboré la stratégie que j’envisageais: pour habituer les bêtes à la clôture électrique, je les ai confinées dans un enclos réduit, en laissant l’accès ouvert à leur abri familier. L’enclos était muni, sur le côté opposé à l’abri, d’un petit bout de clôture électrifiée, juste ce qu’il faut pour qu’elles y goûtent, et qu’elles développent le réflexe de fuir vers leur abri au moindre choc. Ça a marché ! Chaque animal à son tour a tâté la chose, et même plus d’une fois, pour apprendre que c’est « pas-touche! » Ensuite, j’ai pu ouvrir davantage, en agrandissant progressivement la clôture électrique, et — miracle ! — ça fonctionne. Je peux maintenant modifier la configuration à ma guise, les bêtes ont compris et elles respectent docilement les limites du territoire que je leur propose. Esméralda-la-curieuse a bien la tentation d’aller vérifier de temps en temps si c’est encore vrai, mais ça ne provoque plus les grands holà! de la première fois; l’agneau y re-touche parfois par gnochonnerie et la brebis s’adapte sans discuter.

Alors me voilà assis tranquillement devant la fenêtre-patio de mon atelier. J’ai fui le porche, où mon ordinateur risquait par trop de se faire coloniser par les araignées et les perce-oreilles, attirés qu’ils étaient par le lecteur de disquettes et autres orifices de l’appareil. De toutes façons, les hirondelles ont quitté le nid depuis une dizaine de jours. Au loin, j’ai toujours la vue sur le champ de blé d’inde et plus près, sur les bêtes qui batifolent dans l’enclos électrique flambant neuf derrière la maison. Et cette fois, c’est vrai. Elles ont maintenant tout le loisir de venir brouter à l’aise, puis de se retirer pour ruminer à l’abri comme bon leur semble.

Je vous jure que la contemplation de mon troupeau vaut bien la meilleure des méditations. Pour l’arrivée au pré, Esméralda mène le mouvement, suivie de Matante Robéa et de Ti-Brin, la première goûtant à tout à gauche et à droite, les deux autres broutant consciencieusement à raz de terre sans lever le nez. Au moindre signe de danger cependant, c’est Matante Robéa qui amorce le repli vers l’abri et les autres suivent. C’est de toute beauté.

Je vous dois une explication pour l’introduction de cette nouvelle nomenclature. Matante Robéa était une vieille tante à France, pas tout à fait vieille fille mais qui en avait toutes les apparences, grognonne comme ma moutonne et aussi peu réceptive aux avances des enfants. Quoique irrévérencieuse pour la brebis, la référence lui est restée car ce nom lui va bien et c’est comme ça qu’on l’aime. Quant à l’agneau, on a hésité entre « Ti-Gars », Ti-Cul » (évidemment). « Tocson » et puis, plus gentiment: « Ti-Brin », en souvenir d’un personnage d’une émission télé de l’époque de mes enfants.

Je vous dois également quelques considérations sur la psychologie comparée entre les ovins et les caprins. Procédons par l’exemple : lorsque j’ai créé l’enclos restreint qui devait habituer les bêtes à la clôture électrique, cet espace incluait la partie de l’abri situé derrière la forge, où se trouvent empilés des tas de vieilles planches, de piquets de clôture inutilisés et du bois à brûler, ainsi que le tas de foin de ma récolte récente. (Les familiers du lieu situeront tout ça; les autres n’ont qu’à venir constater.) Toujours est-il que les moutons se sont dirigés tranquillement vers le tas de foin et se sont mis à s’empiffrer systématiquement. La réaction d’Esméralda fut d’aller escalader les piles de bois, au risque de s’y casser une patte, pour sauter ensuite sur le tas de foin transformé en glissoire, et puis de recommencer. Où le mouton voit un MacDonald, la chèvre voit La Ronde!

Mon choix est de plus en plus clair: je préfère les chèvres (vous l’aviez deviné).