Les chroniques d’Esméralda 5. Le troupeau s’installe

Francoisbelpaire.com


Il fait un soleil radieux et un petit vent ravigotant, mais il y a tellement d’événements dans la vie d’Esméralda que je dois vous en rendre compte tout de suite, au risque de perdre le fil.

Alors j’ai installé mon vieux Mac sous le porche, en dessous du nid d’hirondelles des granges (mais pas juste en dessous!) Au loin, j’ai la vue sur le champ de blé d’inde et plus près, sur les bêtes qui batifolent dans l’enclos électrique flambant neuf derrière la maison. Tout ceci est presque vrai, jusqu’à « et sur les bêtes qui batifolent… », exclusivement. En effet, l’enclos est toujours vide, quoique plein de promesses.

Zouf ! voilà maman hirondelle qui vient de passer au ras de ma tête et les petits qui piaillent.

Donc j’ai eu pitié de la pauvre Esméralda, enchaînée à son piquet (qui nous a bien dépanné quand même, merci Line!), avec son cinquième mousqueton qui a tenu le coup jusqu’ici. Et maintenant il y a la brebis et l’agneau qui se sont joints à notre troupeau. J’ai donc fait la dépense d’une clôture électrique, modèle COOP 1400, selon les bons conseils de ma petite conseillère agricole Audrée. Des chocs de 5000 volts ! Assez fort pour retenir les chevaux, les vaches, les moutons (qui ont l’isolation forte, ceux-là) et les ours ! Pour ce qui est des chiens, Tom a essayé, il peut vous en donner des nouvelles. Des chèvres on ne parle jamais dans les prospectus, c’est trop marginal, mais je vous jure que ça fonctionne.

Une clôture électrique moderne, c’est une merveille : c’est léger, ça s’assemble comme un meccano, ça s’installe et se déplace en un tournemain de façon à permettre le pâturage rotatif tant recommandé par le « Storey’s guide ». Ça se compose d’un électrificateur qui fournit les impulsions, de petits piquets munis d’isolateurs en plastique jaune vif, et de deux ou trois rangs de cordon de nylon enchevêtré d’une fibre métallique. Seulement, ça ne marche pas tout seul: il faut que les bêtes soient entraînées à respecter la clôture.

Hier nous sommes allés voir Monsieur Mimeault sur le chemin du Petit-Bois pour choisir nos moutons. À sa suggestion nous avons emporté une brebis un peu vieille (cinq ans), mais qui serait encore productive pour quelques années, et un agneau mâle que nous mènerons à l’abattoir à l’automne. Avec ça nous avons un gentil expert tout près pour les questions, une offre de service de son bélier pour préparer l’agnelage au printemps prochain et la proposition de joindre notre cheptel au sien lorsque passera son tondeur.

Le grand suspense, c’était le rencontre avec Esméralda. Je n’étais pas sûr qu’elle comprendrait que c’est exclusivement pour son bien qu’on faisait ça, pour la soulager de sa solitude et lui fournir un vrai troupeau d’appartenance comme le veut sa nature.

Ici, je dois faire une parenthèse. Avant les événements que vous lisez ici, je me proposais de vous écrire une chronique sur la dépendance affective. Ceux qui me connaissent savent que c’est un sujet qui m’a toujours tenu à coeur et les observations que je fais ces jours-ci tant sur Esméralda que sur les autres bêtes et sur les humains qui passent à la Maison Bleue me fournissent pour cela un matériel fort intéressant. Je me vois forcé de reporter ce projet à plus tard, car mes observations plus récentes m’amènent à traiter plutôt d’une réalité qui est au pôle opposé, soit la territorialité.

Zouf! zouf! et re-zouf! papa et maman hirondelle, aller-retour!

Esméralda était dans son abri en arrière de la forge quand les deux nouveaux sont arrivés. Il faut voir la situation: elle est chez elle, la brebis est une vieille grognonne qui arrive en territoire inconnu et qui n’a pas élevé d’agneau depuis la fin de l’hiver, et le petit vient d’être sevré et se cherche une mère… Alors la brebis charge le petit (« décolle, mioche! ») qui la suit comme son ombre (« bêêê! »). Esmée charge la brebis qui veut manger dans son râtelier. France et moi essayons d’approcher, mais de toute évidence, les moutons ont compris que nous sommes du genre prédateur carnivore (pas fous, les moutons!) De plus, ils ne savent pas encore que nous nous sommes mis en tête d’emmener paître tout ce beau monde dans le pré, gentiment retenus par la clôture électrique.

On a laissé les moutons tranquilles, le temps qu’ils s’acclimatent d’abord à la sécurité de l’abri, et on a entrepris de montrer à Esméralda le nouveau territoire de broutage que nous avions préparé pour elle, délimité tout autour par la nouvelle clôture électrique. On l’a menée au pré et on a mis le courant. Ça a pris un moment avant que ses dégustations ne la conduisent près de la clôture électrifiée, du côté le plus éloigné de son abri. Au premier contact, … rien (les impulsions sont ponctuelles, à toutes les secondes). À la deuxième touche, elle goûte le cordon électrique chargé à pleine lèvres. Et pan! Ce fut la plus fantastique cabriole qu’on puisse imaginer. La pauvre bête a fait un bond vers l’arrière pour fuir à toute allure en direction de son abri, havre de sécurité. Seulement sur son chemin, il y avait l’autre côté de la clôture électrique, qu’elle a traversée à pleine allure, comme du vent. Tout a revolé. Piquets, isolateurs de plastique jaune, cordons : un vrai feu d’artifice ! J’espère seulement qu’elle soit passée tellement vite qu’elle n’ait pas eu le temps de recevoir un autre choc. Et de se retrouver dans son abri, malgré la présence des intrus, où elle a retrouvé son calme.

Lors d’un événement traumatisant, nous disait déjà le professeur Noël Mailloux, il est important de revivre dès que possible la situation, avec un résultat cette fois positif, si on ne veut pas rester névrosé. Je me hâte donc de retrouver les pièces éparses de la clôture et de remettre celle-ci en état. Cette fois, je tiens la bête en laisse pour contrôler ses réactions lorsqu’elle touchera à nouveau. (C’est pour ton bien, Biquette, je t’assure ! Tu vas aimer ça, tu vas voir !) On fait deux ou trois nouveaux contacts, puis Esméralda s’immobilise au milieu de l’aire clôturée, elle semble réfléchir profondément à ce qui lui arrive. A-t-elle compris quelque chose? Je la ramène à l’abri. Repos.

France ne me l’a pas dit comme ça, mais elle trouve qu’il faut être sans coeur pour faire ça à une bête.

Ça, c’était hier. Aujourd’hui, j’ai modifié un peu l’installation, mais Esméralda n’avait manifestement pas envie de me suivre pour une autre séance d’entraînement. Je n’avais pas tellement envie d’insister. On cherche des solutions mitoyennes, moins brutales: installer une clôture électrique sur un côté seulement, avec communication directe vers l’abri? On verra demain.

Entre temps, les trois bêtes semblent s’arranger assez bien. Elles restent à l’abri, mangent du foin et ruminent tranquillement. Pour ce qui est de désennuyer la chèvre, le but semble atteint; nous ne l’entendons plus bêler sans fin lorsque nous la quittons. C’est juste à l’heure de la moulée, matin et soir, qu’il faut par mille ruses réussir à isoler d’abord Esméralda, puis l’agneau, car sinon c’est Esmée qui bouffe toutes les portions et l’agneau se retrouve avec rien. Alors il deviendra maigre comme un clou, ce qui ne serait pas si mal comme stratégie contre ses carnivores de maîtres.

À plus tard donc pour la réflexion sur la dépendance affective.

François.