Ce matin, c’est le Cardinal qui m’a réveillé à l’aurore: il chantait à tue-tête, juste devant la fenêtre de notre chambre: tui-tui-tui-tui-tui piou-piou-piou-piou touiiii-ou et ainsi de suite, da capo , comme on disait dans mes cahiers de piano. Pourtant, il neigeait un peu et tout est blanc encore alentour. Mais lui il sait que le printemps est proche. L’eau d’érable a commencé à couler un tout petit peu dans les chaudières, que j’ai accrochées en début de semaine. Mieux vaut être trop optimiste que d’arriver en retard!
Nous avons une nouvelle petite vie sous notre toit: Bubi le schnauzer que nous sommes allés chercher à Lachute il y a deux semaines. Il remplacera feu notre Tom qui nous a quitté il y a un an, et il en a déjà la plupart des manies.Bubi aime beaucoup les chats qui sont toujours en attente devant la porte au cas où on leur apporterait quelque chose de mangeable. Il veut jouer avec eux, leur saute dessus et leur mordille les oreilles, ce qui ne fait pas du tout leur affaire. La plupart du temps, ils endurent stoïquement, parfois ils lancent un coup de griffe avant de s’éloigner dignement.
Bubi avec Tweety-Bird
Bubi aime beaucoup les poules aussi, mais ce n’est pas du tout réciproque. Quels jouets merveilleux, les poules! On peut courir après, les faire caqueter, les tasser dans un coin de la clôture et leur mordiller la queue! C’est un plaisir sans fin. Heureusement, ça ne semble pas décourager la productivité: en voulez-vous des oeufs frais de la campagne, pleins d’oméga-3? (Apportez vos boîtes à oeufs vides, nous en manquons cruellement.)Hier, j’ai eu très peur pour Esméralda. En entrant à l’étable pour faire le train du matin, je la trouve recroquevillée dans un coin, apparemment incapable de bouger. J’avais construit là jadis deux bancs de bois vissés aux murs, qui devaient servir de couchettes aux chèvres, vu qu’on les trouvait régulièrement couchées dans leur mangeoire en contre-plaqué installée en dessous du râtelier à foin. Les « couchettes » n’ont jamais servi à l’usage projeté, seulement à nous y asseoir, France et moi, quand nous allons veiller quelquefois avec les bêtes. Dans l’angle entre les deux bancs ça forme un creux où notre Esméralda s’était lovée, la tête coincée sous l’un des bancs, incapable d’avancer ni de reculer. J’ignore depuis quand elle était ainsi prisonnière; elle était immobile, comme morte, elle touchait un peu froide même…
Du coup, je me suis trouvé les forces de Samson ébranlant les colonnes du temple: j’ai arraché le banc, libérant la bête qui est restée immobile un moment, éberluée, avant de revenir tranquillement à la vie. Ouf. Pourvu qu’elle ne nous fasse pas une fausse couche à nouveau, suite à ce traumatisme, puisque nous attendons ses chevreaux d’ici quelques semaines. Pour le moment, elle semble bien revenue de son aventure et elle profite du temps doux en prenant le soleil qui inonde le côté sud de l’abri.
Dimanche de Pâques, 27 mars 2005
Il fait un temps magnifique. Les érables ont commencé à couler, de quoi produire un premier pot de sirop. Hier, on a vu passer les premiers voiliers d’oies blanches et d’outardes au-dessus de la Maison Bleue. On a entendu le cri des carouges et France a aperçu un merle. Demain, toute la famille vient dîner, on fera un gros gigot d’agneau . (Merci, Jeff !)J’ai installé la clôture autour du pré des poules, où elles pourront gratter le sol en paix, entre les restes de neige, sans trop se faire harceler par Bubi-la-Terreur.
Enfin de l’herbe !
Et voilà qu’Esméralda nous donne une autre frousse: Ce matin, j’observe qu’elle a des pertes sanguinolentes. Est-ce un signe avant-coureur d’une mise bas très prochaine? Ce serait merveilleux que ça arrive alors que les enfants et petits-enfants sont ici! Mais c’est un peu trop tôt, selon mes calculs, ça ne devrait arriver que dans un bon deux semaines… Alors est-elle en train d’avorter à nouveau et de perdre encore ses chevreaux?J’opte pour la première hypothèse, je m’énerve, je prépare tout le matériel nécessaire pour mon rôle de sage-homme (même si mon « Storey’s guide… » m’assure que, dans 95% des cas, la chèvre se débrouille très bien et qu’il n’y a strictement rien à faire). Puis rien ne vient… Une nouvelle observation indique que ce serait plutôt du côté digestif que proviennent les pertes. Sur le conseil de la vétérinaire, on fait analyser un échantillon; c’est bien ça: les bêtes ont des parasites intestinaux et il faut leur faire des injections de vermifuge, en plus d’une deuxième injection de sélénium pour les futures mères afin de prévenir la maladie des muscles blancs chez les chevreaux. On doit commencer à être des chevriers expérimentés, car les trois ont subi le traitement avec la plus grande sérénité, même Molly qui panique habituellement dès qu’on l’approche.
Samedi, le 2 avril 2005
– Le pape est mort. Un nouveau pape est appelé à régner.
– Araignée? Tiens, quel drôle de nom! Pourquoi pas Libellule ou Papillon?
– Mais non! Vous n’avez rien compris! Je recommence: Le pape est mort. Un nouveau pape est appelé à régner…
etc., da capo, comme je disais déjà, et usque ad nauseam.
(s’cusez, elle est vieille…)
Jeudi 14 avril 2005Hier soir, en revenant un peu tard de la ville où nous étions pour le vernissage de mon amie Johanne, nous avons trouvé Molly toute en peine, léchant ses deux chevreaux, morts, encore chauds. C’est bien triste. Ce matin, elle se lamentait doucement, cherchant ses petits.
Toute une année de préparatifs et d’attente pour en arriver là! Espérons que ça ira mieux pour Esméralda, qui doit mettre bas bientôt aussi. Et puis heureusement il y a Lucycat, qui est tellement grosse qu’elle doit attendre au moins une douzaine de chatons. Tu en veux combien, Lucie?
Samedi 23 avril 2005Elles nous ont encore fait le coup, les vlimeuses! Elles avaient pourtant recommencé à pondre régulièrement, six ou sept oeufs à chaque jour, et bien sagement déposés dans les nichoirs à l’intérieur du poulailler. Et puis voilà, un jour il n’y en avait plus qu’un seul, puis zéro, puis encore zéro le jour suivant… Une petite crise attardée d’arrêt de ponte qu’elles nous avaient pourtant épargnée à l’hiver? Pourtant, il fait presque un temps d’été. J’ai eu beau chercher partout, nulle part il n’y avait de trace d’un nid clandestin.
Au début de la semaine, je les observais qui voulaient mordicus se rendre dans le box des chèvres. Celui-ci se trouve sous le même toit que leur poulailler, mais séparé par un treillis. Il faut donc qu’elles sortent du poulailler par leur petite porte, sautent par-dessus les bacs à compost, traversent une clôture vers l’enclos des chèvres et contournent le bâtiment pour rentrer à nouveau par la porte arrière des bêtes. Malgré mes efforts pour bloquer les trous dans la clôture, toujours elles trouvaient un passage.Ha-ha! me dis-je. Et comme de fait, je trouve la douzaine d’oeufs manquants dans un creux de paille, exactement sous le banc à chèvre, celui que je n’avais pas arraché au début de cette chronique. En guise de contre-épreuve, j’attends jusqu’en fin d’avant-midi, et je trouve effectivement la ponte de la journée, six autres oeufs, exactement à la même place.
Les nids restaient vides…
Il faut sévir. Toutes les poules seront consignées à résidence, tous les matins, jusqu’à ce qu’elles aient produits leurs six ou sept oeufs quotidiens, et dans les nids ad hoc SVP ! Ce qu’elles ne manquent pas d’accomplir depuis, dès le milieu de l’avant-midi. Donc, comme je vous disais, si vous venez nous voir, n’oubliez pas d’apporter vos boîtes à oeufs vides.
Samedi 23 avril 2005 toujours
La femme qui plantait des arbres (encore)
Cette semaine, nous plantons des arbres. Il y a plein de jeunes pousses, on n’a qu’à les cueillir dans la fardoche en arrière du champ à Dave Rankin, des tilleuls, des érables, des bouleaux, des viornes qui fleurissent si joliment au début du printemps. Et puis il y a les chênes macrocarpa que nous avons semés nous-mêmes il y deux ans, et qui mesurent maintenant un bon mètre (soit 25 cm au-dessus du sol et 75 cm de racine pivotante en-dessous… Une fameuse job à déterrer!). Quand à l’emplacement pour les repiquer, nous avons toute la longueur des 300 mètres de chemin qui mènent à la Maison Bleue. Nous travaillons pour les générations futures.
Lundi 25 avril 2005Ça y est! Esméralda a eu ses chevreaux ! Taratataaa. Boum boum boum ! — Pas trop fort quand même, car la joie n’est pas sans partage.
Hier matin ça y était. Deux tout petits chevreaux gisaient à terre dans la paille, l’un était mort cependant, et l’autre n’était pas fort. Le premier, le plus petit, ressemblait à son père: de couleur foncée, avec les mêmes rayures sur le devant des pattes; il a fallu en disposer. Le deuxième – ou la deuxième plutôt – est toute blanche comme sa maman. C’est à peine si elle avait la force de soulever sa tête pour la laisser retomber aussitôt mollement. Esméralda la léchait de son mieux mais la chevrette était loin d’avoir la force de se tenir sur ses pattes pour aller téter, comme font normalement les chevreaux à peine une demi-heure après leur naissance.
Il a fallu la soutenir pour l’approcher du trayon gorgé de lait, pour assurer qu’elle prenne sa bonne mesure de colostrum. On a réussi à la faire téter un peu, puis elle a abandonné et il faut maintenant lui donner au biberon, goutte à goutte, le lait tiré de sa maman. Alors le banc – celui que je n’ai pas arraché – nous est bien utile pour nous y asseoir, car c’est long! Aux deux heures, nous nous efforçons de lui faire boire une once, une once et demie (30 ou 45 ml) pour la garder en vie. Il y a du progrès, mais c’est tout juste. Au moins elle redresse la tête et regarde autour d’elle, mais c’est ce qu’elle donne de mieux comme signe de vie. Une chevrette prématurée, il fallait bien ça pour étoffer notre jeune expérience de chevriers.
Au début, elle a tété un peu
Mais il a fallu continuer au biberon
Elle me fait penser à quelqu’un que je connais bien, qui pesait tout juste deux kilos, elle aussi, et qu’on a alimentée de tout petits gobelets du lait de sa mère pendant deux semaines avant d’être sûrs de la réchapper, hein, Lolo? Mais nous ne désespérons pas, puisque ça valait la peine de persévérer, n’est-ce pas, Lolo?
Nous poursuivons donc nos efforts, confiants que nous réussirons à sauver la chevrette. Ça serait mieux, car nos statistiques d’éleveurs ne sont guère reluisantes jusqu’ici: deux chevreaux avortés chez Esméralda à l’été 2003, rien du tout en 2004, deux morts-nés chez Molly récemment et maintenant une seule survivante chez Esméralda. Ça fait tout juste 10% de la production normalement prévisible. Si on comptait là-dessus pour vivre, ce serait la grosse misère!
Pour le moment, le pronostic pour la petite nous semble bon. Le pire risque, sans doute, c’est qu’elle ne se remette jamais à téter sa mère et que nous soyons quittes pour l’élever au biberon pendant deux mois avant qu’elle ne se nourrisse d’elle-même comme une grande.En toute dernière nouvelle, nous apprenons la naissance ce matin de Juliette chez Nicolas et Geneviève. Elle est prématurée elle aussi et transférée à l’hôpital Ste-Justine pour une chirurgie. Mais on nous assure que ça devrait bien aller.
On vous tiendra au courant.
Mais dès à présent, ne comptez pas trop vite sur le fromage de chèvre de la Maison Bleue.