Les sentences de France
Ma douce et sage compagne est une personne sentencieuse — dans le sens qu’avait ce terme avant d’acquérir une connotation péjorative. À tout moment, elle vous sort une de ces maximes, quelquefois empruntée à d’autres mais souvent de son crû, toujours fondée sur une expérience mûrie de réflexion.
Exemple : « Ceux qui s’ennuient c’est parce qu’ils n’ont pas assez de vie autour d’eux. »
Ma blonde aime les bêtes
Le troupeau à l’été 2004
Alors, pas le temps de s’ennuyer cet été: avec six enfants (trois chacun), quatre petits-enfants, deux chèvres et un bouc, une brebis et deux agneaux, 29 poulets à frire et six pondeuses, deux canards de Rouen et deux de Barbarie, deux dindons sauvages et deux pintades, ainsi qu’un nombre variable de chats de garage (en ai-je oublié?), ça fait pas loin d’une centaine de vies, grandes et petites, à s’occuper. Sans compter les nombreuses variétés d’oiseaux qui fréquentent les mangeoires ni, bien-sûr, les innombrables végétaux décoratifs ou utilitaires dans le jardin.
Faut dire qu’à l’heure où je vous parle, ça a diminué un peu: les poulets et la brebis sont au congélateur et trois pondeuses ont disparu, sans doute dans la panse du joli petit renard roux qu’on voit roder par-ici de temps en temps. Grand bien lui fasse! Il a fallu cependant limiter l’aire d’exploration des pondeuses, en installant une nouvelle clôture, pour les tenir loin des broussailles et des champs de maïs où le renard se tient à l’affût.Et ça marche: depuis lors, nous n’avons pas perdu d’autre poule. Mais ça prend des trésors d’ingéniosité pour concevoir des clôtures qui retiennent les poules d’un côté, les chèvres de l’autre et, finalement, les mâles séparés des femelles comme je vous l’expliquais déjà (c’est la planification des naissances, pour éviter que les chevreaux naissent au creux du froid de l’hiver!)
De bien coquets coqs…
et des pintades peintes
Pour revenir à nos moutons: comme vous vous souvenez, la pauvre Matante Robéa a connu des problèmes de prolapsus vaginal l’hiver dernier; pas question donc de lui faire produire une autre portée et nous ne pouvions pas la garder indéfiniment. Tous les producteurs de moutons de notre connaissance étaient unanimes: une brebis de cet âge (6 ans), c’est pas mangeable! Les circonstances aidant, nous hésitions à la faire conduire à l’encan de St-Hyacinthe où on en aurait tiré peut-être une cinquantaine de dollars, moins les frais de transport, auprès d’un producteur de bouffe à chiens …
Puis on s’est dit: les peuples gourmets de la méditerranée et d’ailleurs, ils doivent bien faire quelque chose avec leurs vieilles brebis? Les livres de cuisine (provençale, marocaine, etc.) sont bourrés de recettes « d’agneau » — qu’ils appellent! — mais pleines d’ingrédients relevés et à cuisson prolongée: tajines, moussakas, navarins, etc. Après confirmation par Stéphane, un voisin français, bon vivant notoire et cuisinier à ses heures, nous avons pris le risque de faire débiter la bête par notre abattoir de St-Louis-de-Gonzague.
Eh bien croyez-le: ça donne une viande délicieuse! Nous avons essayé d’abord les plats mijotés, un vrai régal, puis tout simplement les côtelettes grillées BBQ. Aucune odeur désagréable, aucun « goût de laine », rien qu’un fumet délicieux. Plus savoureux et plus tendre que bien des steaks. C’est vrai que Robéa a sans doute connu une vieillesse sereine et heureuse chez nous avant de finir dignement dans nos assiettes, avec tout le respect et la reconnaissance que nous lui devons. Bonne Robéa !
Les quartiers d’hiver des bêtes ne nous permettent guère d’en garder plus que trois à l’intérieur. Le plan initial était d’éliminer Matante Robéa avant l’hiver, de garder le jeune bouc et le jeune bélier dans un enclos séparé jusqu’au temps de la saillie en novembre, puis d’éliminer aussi ceux-ci, aussitôt leur « service » complété, pour ne conserver que les femelles fécondées: les chèvres Esméralda et Molly, ainsi que Maki la jeune brebis
Cent ballots de foin pour l’hiver
Mais le joli petit bouc Coco a tellement bien réussi à nous séduire qu’on ne pouvait envisager de l’envoyer à l’abattoir. Changement des plans donc: nous garderons les chèvres et le bouc; les agneaux iront à la boucherie. On pourra toujours racheter un agneau au mois de mars et l’engraisser pour l’automne. C’est pas juste, diront certains? Eh bien, comme dit France: « La vie n’est pas juste… c’est juste la vie. »« Quand il y a de la vie — dit encore ma douce compagne — il y a de la merde. » Chacun a pu constater cette vérité. Mais quand je me suis finalement décidé, au printemps, à vider l’étable où les bêtes avaient passé six mois d’hiver, sur la litière périodiquement rehaussée de paille fraîche, ça nous a donné plusieurs douzaines de brouettées d’un fumier de classe A-1, moitié mouton, moitié chèvre, assaisonné d’un peu de fiente de poule: de quoi engraisser le potager de tous nos amis pour des années à venir. Avis aux amateurs! (si vous trouvez le moyen de le transporter.) En attendant, j’essaie d’y acclimater des champignons de Paris ou autres Psalliotes champêtres, histoire de rentabiliser les sous-produits.
Ainsi donc se déroulent nos saisons et nos jours, avec cette méditative occupation: Prendre soin de la vie.
… et les barbots de FrançoisPour ma part, je m’applique toujours à mettre des gribouillis et de la couleur sur diverses surfaces. J’ai fait quelques tableaux qui évoquent notre existence bucolique et je continue à explorer les possibilités de « l’édition variée » en eaux-forte à partir de croquis des spectacles de danse contemporaine. On peut en voir quelques reproductions dans ma galerie virtuelle.
Cet été nous avons tenu, pour une deuxième fois, un symposium de peinture à la Maison Bleue. C’était un week-end en toute intimité, avec les artistes de nos amis et d’autres amis amateurs d’art en guise de public. Le samedi soir, au BBQ, Nicolas et ses camarades nous jouaient des airs de jazz et les muses de tous les arts se donnaient la main dans une grande ronde à travers champs. Quel enchantement!
Jazz at the Blue HouseJ’ai le temps aussi de m’impliquer dans la diffusion des arts dans notre région d’adoption, le Haut Saint-Laurent. Dans le cadre du festival « Chanterivière », qui unissait musique et peinture, nous avons organisé une exposition des peintres majeurs de la région. Ça s’est tenu dans la vieille bâtisse de pierre du moulin à eau autour duquel la ville de Huntingdon a vu le jour, le moulin Henderson. Comme le moulin est désaffecté et pratiquement abandonné depuis plusieurs années, après avoir servi surtout d’entrepôt pour des moulées à bestiaux, vous imaginez le gros ménage qu’il a fallu faire pour le remettre en état d’y présenter une exposition.
Vernissage au vieux moulin HendersonTous les artistes se sont mis à la corvée, on a installé l’électricité et l’éclairage, et on a eu le plus beau « showcase » des arts qu’on ait vu de mémoire de Huntingdonois, un éventail complet du traditionnel à l’avant-garde. Onze artistes y participaient, dont plusieurs ne se connaissaient même pas entre eux, avec une quarantaine d’oeuvres. Au vernissage: vins et fromage de brebis du terroir, et beaucoup de monde.
Pendant ce temps, les groupes rock du Festival Chanterivière se trémoussaient devant 2000 adeptes, sous le grand chapiteau sur le terrain de balle de l’école secondaire.
Et Esméralda dans tout ça?
Esméralda se porte très bien, sauf qu’elle trouve que je m’attarde trop sur mon ordinateur et elle bêle pour réclamer sa ration de graines du soir. Je m’en occupe et je vous reviens.
Je disais donc qu‘Esméralda va bien. Elle s’ennuie un peu du petit bouc qui est enfermé de l’autre côté du grillage, dans la cour des garçons, mais ils se reniflent et se racontent des secrets à travers les mailles de la clôture, en attendant le jour de la grande réunion en novembre prochain. La petite brebis Maki, qui a sauté plusieurs fois la clôture électrique pour se rapprocher de son copain Jeff, le jeune bélier, est également allée rejoindre les gars, dans ce qui est alors devenu la cour des ados. Ils peuvent bien se payer un peu de bon temps, puisque nous emmènerons les deux agneaux à l’abattoir avant l’hiver.
Molly, pour sa part, va beaucoup mieux depuis qu’elle s’est remise des tribulations concernant ses cornes. À la dernière chronique, je crois qu’elle venait de se faire poser les élastiques qui, nous disait-on, devaient éventuellement lui sevrer ces excroissances encombrantes. Elle s’en servait en effet plutôt abusivement pour réclamer plus que sa part à la mangeoire et pour imposer ses caprices aux autres, moins bien armés. Très vite, suite à la pose des élastiques, elle a dû sentir une fragilité de ce côté, et elle est devenue timide et renfrognée. On voyait qu’un sillon se creusait sous la bande de caoutchouc, à ras du crâne, mais ce n’est qu’au bout de trois mois qu’une corne est tombée, et d’un mois de plus pour la deuxième. Chaque fois, ça laissait une large plaie sanglante, et il fallait se battre avec elle pour la désinfecter. Pauvre bête, ce fut certainement une expérience souffrante. Mais maintenant qu’elle est guérie, elle est devenue une chèvre gentille et sociable comme tout, digne compagne de notre belle Esméralda.
Sur quoi je vous laisse, jusqu’à une prochaine chronique.